Belgrade

Publié le 08/07/08
RĂ©digĂ© par 
Jeremie Spinazze

Il y a quinze jours, j’ai dĂ©couvert pour la premiĂšre fois une toute petite partie des Balkans. Je devais me rendre pour quelques jours Ă  une foire touristique et Ă  un congrĂšs professionnel Ă  Belgrade, dans le cadre de mon boulot.

C’était spĂ©cial pour moi de me rendre dans un pays qui Ă©tait en guerre voici quelques annĂ©es. Si la gĂ©nĂ©ration de nos parents avait une vision lointaine de la guerre (Vietnam, Afrique), nous Ă©tions dans les annĂ©es 90 Ă  quelques heures d’avion Ă  peine des massacres.

Je ne pouvais pas m’empĂȘcher de penser qu’à chacun de mes contacts avec les Belgradois, je parlais peut-ĂȘtre Ă  quelqu’un qui avait tuĂ© ou torturĂ© qui un Bosniaque, qui un Croate 
 ou que lui-mĂȘme ou un l’un de ses proches avait Ă©tĂ© torturĂ© par un Bosniaque ou un Croate ! La guerre a crĂ©Ă© d’importantes blessures dans chacune des familles de cette rĂ©gion. Ca se ressent dans toutes les conversations. Personne, mĂȘme parmi les nouvelles gĂ©nĂ©rations nĂ©es pendant ou aprĂšs la guerre, n’est sorti indemne de ce bain de sang.

Se rendre en Serbie aujourd’hui doit un peu ressembler, toute proportion gardĂ©e et avec d’immenses guillemets, Ă  une visite dans l’Allemagne d’aprĂšs-guerre, la dimension nazie et la destruction matĂ©rielle totale en moins. Soyons directs : l’image de la Serbie sur la scĂšne internationale est aujourd’hui plutĂŽt catastrophique. Les Serbes sont vus en Europe occidentale comme les responsables directs ou indirects de la guerre des Balkans. Le nationalisme serbe est encore  palpable Ă  chaque coin de rue, c’est trĂšs impressionnant, dĂ©rangeant mĂȘme.

Il y avait toutefois dans le chef de tou-te-s les Serbes que j’ai rencontrĂ©-e-s une volontĂ© d’ouverture et de normalisation presque dĂ©sespĂ©rĂ©e. Quelques jours avant notre arrivĂ©e, l’Eurovision avait eu lieu Ă  Belgrade : une occasion (certes kitsch) de se montrer sous son meilleur jour. L’organisation par les autoritĂ©s belgradoises de notre congrĂšs / foire Ă  cet endroit participait du mĂȘme mouvement d’ouverture. Et ils en ont terriblement besoin.

Je ne vais pas vous faire un compte-rendu complet de mes contacts professionnels politiquement sans intĂ©rĂȘts. Par contre, j’ai vĂ©cu une expĂ©rience politiquement passionnante. Les Serbes me demandaient Ă  chaque fois d’oĂč je venais. En rĂ©pondant « Brussels », ils m’ont spontanĂ©ment citĂ© « Belgium » ! Mieux, ils me demandaient Ă  chaque fois si j’étais « Walloon » ou « Flemish ». Dans aucun pays au monde ce type de question ne m’était posĂ© d’emblĂ©e.

Certains sont mĂȘme allĂ©s plus loin en faisant un rapprochement entre nos dĂ©bats communautaires belges et la guerre yougoslave d’autrefois, sous-entendant que chez nous « ça n’allait pas beaucoup mieux qu’ici » 
 J’ai souvent eu envie de rĂ©pondre : « vous ĂȘtes bien mal placĂ©s pour nous faire ce genre de morale ». Mais je me suis mordu la langue. J’ai rĂ©flĂ©chi alors Ă  cette comparaison : pourquoi des causes semblant identiques (diversitĂ© culturelle) n’ont pas les mĂȘmes effets (la guerre) ?

Je pense que la diversitĂ© Ă  gĂ©rer chez nous n’est pas de mĂȘme nature. Notre conflit est linguistique (culturel) et collatĂ©ralement Ă©conomique. Il n’est ni ethnique, ni religieux. Nous avons de surcroĂźt une ville en commun. Et pas n’importe laquelle : la capitale de l’Union europĂ©enne et le poumon Ă©conomique de tout le pays, de toutes ses rĂ©gions : Bruxelles. Ni Sarajero, ni Mostar ne sont des villes aussi importantes politiquement et Ă©conomiquement que Bruxelles. Belgrade n’est pas bi/tri/quadrilingue, c’est la capitale de la Serbie avant que Tito n’ait tentĂ© d’en faire en vain la chapelle commune de toutes les nationalitĂ©s ex-yougoslaves. Et puis gĂ©ographiquement, elle n’est situĂ©e Ă  aucun confluent culturel 
 Bruxelles est au milieu de toute l’Europe et de ses courants culturels.

Enfin, la Belgique fait partie de cette rĂ©gion d’Europe Ă©conomiquement la plus dynamique 
 du monde. Avec ce cĂŽtĂ© « petits bourgeois commerçant » que comme Belges nous avons tou-te-s un peu (ou parfois beaucoup) en nous, nous savons que nous pourrions perdre Ă©normĂ©ment en nous faisant la guerre. Et la guerre, on sait ce que c’est dans cette partie d’Europe.

L’Union europĂ©enne a crĂ©Ă©, singuliĂšrement chez nous, une zone de paix au sein de laquelle les nombreux liens Ă©conomiques (semblant irrĂ©versibles, comme la monnaie unique) apparaissent comme une forme de garantie contre de nouveaux conflits armĂ©s entre Etats-membres. L’absence de nouveau projet social et environnemental europĂ©en est un autre dĂ©bat, Ă  creuser ensemble plus tard. Mais les faits sont là : une bonne partie de l’Europe occidentale ne se fait plus la guerre, pour des raisons (certes trop) pragmatiques 
 qui ne soulĂšvent d’ailleurs plus l’enthousiasme des foules, irlandaises ou autres.

Bref, si le dĂ©bat communautaire bat son plein ici, nous sommes loin selon moi d’un scĂ©nario Ă  la yougoslave, quoiqu’en pensent mes interlocuteurs serbes, certains Ă©ditorialistes belges ou autres nationalistes excitĂ©s. Ce qui m’a frappĂ© en Serbie, c’est que le « splitsing » yougoslave n’a pas rĂ©glĂ© les problĂšmes liĂ©s aux multiples appartenances ethniques et aux interpĂ©nĂ©trations culturelles. J’ai rencontrĂ© plusieurs Serbes dĂ©tenteurs de deux parfois trois cartes d’identitĂ© diffĂ©rentes. Des gens de 20 Ă  30 ans se rendent dans leurs diffĂ©rents foyers familiaux, traversant allĂ©grement les frontiĂšres. La sĂ©paration ne simplifie donc pas la diversitĂ© ethnique ou culturelle. Elle ne fait que donner un confort moral Ă  celles et ceux incapables d’intellectuellement et politiquement concevoir la diversitĂ©. La sĂ©paration donne l’impression de simplifier les choses, de les « purifier », mais dans les faits 
 la complexitĂ© n’est qu’occultĂ©e, masquĂ©e.

En Belgique, mĂȘme en cas de sĂ©paration, nous aurons Ă  gĂ©rer le fait d’appartenir au mĂȘme bout d’Europe terriblement entrelacĂ©, une chose impossible Ă  changer. On peut toujours amĂ©nager les rĂšgles et les institutions mais autant gĂ©rer ça ensemble, pas par naĂŻvetĂ© mais par efficacitĂ©.

Il se fait que j’écris ces lignes dans un train Ă  grande vitesse qui m’emmĂšne de Francfort Ă  Stuttgart oĂč je participe Ă  une autre action de promotion de Bruxelles. C’est un Roadshow appelĂ© « BENELUX » (!), avec mes collĂšgues Flamands, NĂ©erlandais et Luxembourgeois. Que nos Ă©ditorialistes sous Prozac me semblent si loin vus de mon compartiment de train si multiculturel. Ici mes collĂšgues viennent faire du business, sous une banniĂšre qui dans nos contrĂ©es semble si dĂ©modĂ©e.


Mise Ă  jour du 23/07/2008 :

Comme vous l’avez appris, Radovan Karadzic a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© Ă  Belgrade avant-hier. J’Ă©tais bien loin de me douter que ce criminel de guerre prĂ©sumĂ© vivait Ă  quelques kilomĂštres de mon hĂŽtel au moment oĂč j’Ă©crivains l’article prĂ©cĂ©dent.

VoilĂ  qui est rassurant pour les Serbes qui poignent dans leur passĂ© Ă  pleine main pour mieux l’apprĂ©hender et – ça semble bien parti – le dĂ©passer. DĂšs qu’ils auront livrĂ© les autres criminels de guerre, ils entreront dans le concert des dĂ©mocraties europĂ©ennes. L’actualitĂ© internationale n’est donc pas toujours dĂ©primante. Il faut dire qu’on peut difficilement se rabattre sur notre actualitĂ© nationale pour se “refaire” …

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