Belgrade
Il y a quinze jours, jâai dĂ©couvert pour la premiĂšre fois une toute petite partie des Balkans. Je devais me rendre pour quelques jours Ă une foire touristique et Ă un congrĂšs professionnel Ă Belgrade, dans le cadre de mon boulot.
CâĂ©tait spĂ©cial pour moi de me rendre dans un pays qui Ă©tait en guerre voici quelques annĂ©es. Si la gĂ©nĂ©ration de nos parents avait une vision lointaine de la guerre (Vietnam, Afrique), nous Ă©tions dans les annĂ©es 90 Ă quelques heures dâavion Ă peine des massacres.
Je ne pouvais pas mâempĂȘcher de penser quâĂ chacun de mes contacts avec les Belgradois, je parlais peut-ĂȘtre Ă quelquâun qui avait tuĂ© ou torturĂ© qui un Bosniaque, qui un Croate ⊠ou que lui-mĂȘme ou un lâun de ses proches avait Ă©tĂ© torturĂ© par un Bosniaque ou un Croate ! La guerre a crĂ©Ă© d’importantes blessures dans chacune des familles de cette rĂ©gion. Ca se ressent dans toutes les conversations. Personne, mĂȘme parmi les nouvelles gĂ©nĂ©rations nĂ©es pendant ou aprĂšs la guerre, nâest sorti indemne de ce bain de sang.
Se rendre en Serbie aujourd’hui doit un peu ressembler, toute proportion gardĂ©e et avec d’immenses guillemets, Ă une visite dans lâAllemagne dâaprĂšs-guerre, la dimension nazie et la destruction matĂ©rielle totale en moins. Soyons directs : lâimage de la Serbie sur la scĂšne internationale est aujourdâhui plutĂŽt catastrophique. Les Serbes sont vus en Europe occidentale comme les responsables directs ou indirects de la guerre des Balkans. Le nationalisme serbe est encore palpable Ă chaque coin de rue, c’est trĂšs impressionnant, dĂ©rangeant mĂȘme.
Il y avait toutefois dans le chef de tou-te-s les Serbes que jâai rencontrĂ©-e-s une volontĂ© dâouverture et de normalisation presque dĂ©sespĂ©rĂ©e. Quelques jours avant notre arrivĂ©e, lâEurovision avait eu lieu Ă Belgrade : une occasion (certes kitsch) de se montrer sous son meilleur jour. Lâorganisation par les autoritĂ©s belgradoises de notre congrĂšs / foire Ă cet endroit participait du mĂȘme mouvement dâouverture. Et ils en ont terriblement besoin.
Je ne vais pas vous faire un compte-rendu complet de mes contacts professionnels politiquement sans intĂ©rĂȘts. Par contre, jâai vĂ©cu une expĂ©rience politiquement passionnante. Les Serbes me demandaient Ă chaque fois dâoĂč je venais. En rĂ©pondant « Brussels », ils mâont spontanĂ©ment citĂ© « Belgium » ! Mieux, ils me demandaient Ă chaque fois si jâĂ©tais « Walloon » ou « Flemish ». Dans aucun pays au monde ce type de question ne mâĂ©tait posĂ© dâemblĂ©e.
Certains sont mĂȘme allĂ©s plus loin en faisant un rapprochement entre nos dĂ©bats communautaires belges et la guerre yougoslave d’autrefois, sous-entendant que chez nous « ça nâallait pas beaucoup mieux quâici » ⊠Jâai souvent eu envie de rĂ©pondre : « vous ĂȘtes bien mal placĂ©s pour nous faire ce genre de morale ». Mais je me suis mordu la langue. Jâai rĂ©flĂ©chi alors Ă cette comparaison : pourquoi des causes semblant identiques (diversitĂ© culturelle) nâont pas les mĂȘmes effets (la guerre) ?
Je pense que la diversitĂ© Ă gĂ©rer chez nous nâest pas de mĂȘme nature. Notre conflit est linguistique (culturel) et collatĂ©ralement Ă©conomique. Il nâest ni ethnique, ni religieux. Nous avons de surcroĂźt une ville en commun. Et pas nâimporte laquelle : la capitale de lâUnion europĂ©enne et le poumon Ă©conomique de tout le pays, de toutes ses rĂ©gions : Bruxelles. Ni Sarajero, ni Mostar ne sont des villes aussi importantes politiquement et Ă©conomiquement que Bruxelles. Belgrade nâest pas bi/tri/quadrilingue, câest la capitale de la Serbie avant que Tito nâait tentĂ© dâen faire en vain la chapelle commune de toutes les nationalitĂ©s ex-yougoslaves. Et puis gĂ©ographiquement, elle nâest situĂ©e Ă aucun confluent culturel ⊠Bruxelles est au milieu de toute lâEurope et de ses courants culturels.
Enfin, la Belgique fait partie de cette rĂ©gion dâEurope Ă©conomiquement la plus dynamique ⊠du monde. Avec ce cĂŽtĂ© « petits bourgeois commerçant » que comme Belges nous avons tou-te-s un peu (ou parfois beaucoup) en nous, nous savons que nous pourrions perdre Ă©normĂ©ment en nous faisant la guerre. Et la guerre, on sait ce que câest dans cette partie dâEurope.
LâUnion europĂ©enne a crĂ©Ă©, singuliĂšrement chez nous, une zone de paix au sein de laquelle les nombreux liens Ă©conomiques (semblant irrĂ©versibles, comme la monnaie unique) apparaissent comme une forme de garantie contre de nouveaux conflits armĂ©s entre Etats-membres. Lâabsence de nouveau projet social et environnemental europĂ©en est un autre dĂ©bat, Ă creuser ensemble plus tard. Mais les faits sont lĂ Â : une bonne partie de lâEurope occidentale ne se fait plus la guerre, pour des raisons (certes trop) pragmatiques ⊠qui ne soulĂšvent d’ailleurs plus lâenthousiasme des foules, irlandaises ou autres.
Bref, si le dĂ©bat communautaire bat son plein ici, nous sommes loin selon moi dâun scĂ©nario Ă la yougoslave, quoiquâen pensent mes interlocuteurs serbes, certains Ă©ditorialistes belges ou autres nationalistes excitĂ©s. Ce qui mâa frappĂ© en Serbie, câest que le « splitsing » yougoslave nâa pas rĂ©glĂ© les problĂšmes liĂ©s aux multiples appartenances ethniques et aux interpĂ©nĂ©trations culturelles. Jâai rencontrĂ© plusieurs Serbes dĂ©tenteurs de deux parfois trois cartes dâidentitĂ© diffĂ©rentes. Des gens de 20 Ă 30 ans se rendent dans leurs diffĂ©rents foyers familiaux, traversant allĂ©grement les frontiĂšres. La sĂ©paration ne simplifie donc pas la diversitĂ© ethnique ou culturelle. Elle ne fait que donner un confort moral Ă celles et ceux incapables dâintellectuellement et politiquement concevoir la diversitĂ©. La sĂ©paration donne lâimpression de simplifier les choses, de les « purifier », mais dans les faits ⊠la complexitĂ© nâest quâoccultĂ©e, masquĂ©e.
En Belgique, mĂȘme en cas de sĂ©paration, nous aurons Ă gĂ©rer le fait d’appartenir au mĂȘme bout dâEurope terriblement entrelacĂ©, une chose impossible Ă changer. On peut toujours amĂ©nager les rĂšgles et les institutions mais autant gĂ©rer ça ensemble, pas par naĂŻvetĂ© mais par efficacitĂ©.
Il se fait que jâĂ©cris ces lignes dans un train Ă grande vitesse qui mâemmĂšne de Francfort Ă Stuttgart oĂč je participe Ă une autre action de promotion de Bruxelles. Câest un Roadshow appelĂ© « BENELUX » (!), avec mes collĂšgues Flamands, NĂ©erlandais et Luxembourgeois. Que nos Ă©ditorialistes sous Prozac me semblent si loin vus de mon compartiment de train si multiculturel. Ici mes collĂšgues viennent faire du business, sous une banniĂšre qui dans nos contrĂ©es semble si dĂ©modĂ©e.
Mise Ă jour du 23/07/2008 :
Comme vous l’avez appris, Radovan Karadzic a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© Ă Belgrade avant-hier. J’Ă©tais bien loin de me douter que ce criminel de guerre prĂ©sumĂ© vivait Ă quelques kilomĂštres de mon hĂŽtel au moment oĂč j’Ă©crivains l’article prĂ©cĂ©dent.
VoilĂ qui est rassurant pour les Serbes qui poignent dans leur passĂ© Ă pleine main pour mieux l’apprĂ©hender et – ça semble bien parti – le dĂ©passer. DĂšs qu’ils auront livrĂ© les autres criminels de guerre, ils entreront dans le concert des dĂ©mocraties europĂ©ennes. L’actualitĂ© internationale n’est donc pas toujours dĂ©primante. Il faut dire qu’on peut difficilement se rabattre sur notre actualitĂ© nationale pour se “refaire” …